C’était l’époque des archiduchesses épousant des aventuriers, des sergents faits princes, des postillons faits rois ; c’était l’heure extraordinaire (Préface d’Actes et Paroles), un homme remplissait la France et la faisait si grande qu’elle remplissait l’Europe. Cet homme, sorti de l’ombre, fils d’un pauvre gentilhomme corse, était arrivé en peu d’années à la plus haute royauté qui jamais peut-être ait étonné l’histoire.
Il avait gagné sur la jeune république française la bataille du 18 brumaire et sur les vieilles monarchies européennes la bataille d’Austerlitz.
Sa renommée militaire était immense, ses conquêtes étaient colossales.
Il avait construit un État au centre de l’Europe comme une citadelle, lui donnant pour bastions dix monarchies qu’il avait fait entrer à la fois dans son empire et dans sa famille.
De tous les enfants, ses cousins et ses frères qui avaient joué avec lui dans la petite cour de la maison natale d’Ajaccio, il avait fait des têtes couronnées.
Entre deux guerres, il creusait des canaux, il perçait des routes, il dotait des théâtres, il provoquait des découvertes, il fondait des monuments grandioses, ou bien il rédigeait des codes dans un salon des Tuileries, et il querellait ses conseillers d’État jusqu’à ce qu’il eût réussi à substituer, dans quelque texte de loi, aux routines de la procédure, la raison suprême et naïve du génie.
Tout dans cet homme était démesuré et splendide. Il était au-dessus de l’Europe comme une vision extraordinaire. (Discours de réception à l’Académie Française)
Moi, j’ignorais tout cela, j’étais petit. Je vivais dans les fleurs.
J’habitais, dans le quartier le plus désert de Paris, une grande maison qu’entourait et qu’isolait un grand jardin. Cette maison s’était appelée, avant la révolution, le couvent des Feuillantines. Je vivais là seul, avec ma mère, mes deux frères et un vieux prêtre, qui était notre clément précepteur.(Préface d’Actes et Paroles)
Mes deux frères et moi, nous étions tout enfants.
Notre mère disait : Jouez, mais je défends
Qu’on marche dans les fleurs et qu’on monte aux échelles.
Abel était l’aîné, j’étais le plus petit.
Nous mangions notre pain de si bon appétit,
Que les femmes riaient quand nous passions près d’elles.
Nous montions pour jouer au grenier du couvent.
Et, là, tout en jouant, nous regardions souvent
Sur le haut d’une armoire un livre inaccessible. (Ce qui se passait aux Feuillantines vers 1813, extrait des Contemplations)
Quand j'étais petit, j'ai beaucoup lu, je me vautrais à même les bibliothèques... J'ai passé mon enfance à plat ventre sur les livres… (Pierres (vers et prose))
Cette maison des Feuillantines m’apparaît aujourd’hui couverte d’une sorte d’ombre sauvage.
C’est là qu’au milieu des rayons et des roses se faisait en moi la mystérieuse ouverture de l’esprit. Rien de plus tranquille que cette haute masure fleurie. Le tumulte impérial y retentissait pourtant. Par intervalles, dans ces vastes chambres d’abbaye, je voyais aller et venir, entre deux guerres dont j’entendais le bruit, revenant de l’armée et repartant pour l’armée, un jeune général qui était mon père et un jeune colonel qui était mon oncle. Ce charmant fracas paternel m’éblouissait un moment ; puis, un coup de clairon, et ces visions de plumets et de sabres s’évanouissaient, et tout redevenait paix et silence. (Préface d’Actes et Paroles)
Le jardin était grand, profond, mystérieux,
Fermé par de hauts murs aux regards curieux,
Semé de fleurs s’ouvrant ainsi que des paupières
Et d’insectes vermeils qui couraient sur les pierres. (Les Rayons et les Ombres (XIX))
Au fond du jardin, il y avait de très grands arbres qui cachaient une ancienne chapelle à demi ruinée. Il nous était défendu d’aller jusqu’à cette chapelle.
Parfois, malgré la défense, je m’aventurais jusqu’au hallier farouche du fond du jardin ; rien n’y remuait que le vent, rien n’y parlait que les nids, rien n’y vivait que les arbres ; et je considérais à travers les branches la vieille chapelle dont les vitres défoncées laissaient voir la muraille intérieure bizarrement incrustée de coquillages marins. Les oiseaux entraient et sortaient par les fenêtres. Ils étaient là chez eux.
Un soir, ce devait être vers 1809, mon père était en Espagne, quelques visiteurs étaient venus voir ma mère, événement rare aux Feuillantines. On se promenait dans le jardin ; mes frères étaient restés à l’écart. Ces visiteurs étaient trois camarades de mon père ; ils venaient apporter ou demander de ses nouvelles ; ces hommes étaient de haute taille : je les suivais, j’ai toujours aimé la compagnie des grands ; c’est ce qui, plus tard, m’a rendu facile un long tête-à-tête avec l’océan. Ma mère les écoutait parler, je marchais derrière ma mère. Il y avait fête ce jour-là, une de ces vastes fêtes du premier empire. C’était un soir d’été ; la nuit tombait, splendide. Canon des Invalides, feu d’artifice, lampions ; une rumeur de triomphe arrivait jusqu’à notre solitude ; la cité avait une auréole, comme si les victoires étaient une aurore ; le ciel bleu devenait lentement rouge.
Tout en se promenant, le groupe qui marchait devant moi était parvenu, peut-être un peu malgré ma mère, qui avait des velléités de s’arrêter et qui semblait ne vouloir pas aller si loin, jusqu’au massif d’arbres où était la chapelle.
Comme ils allaient entrer sous les arbres, un des trois interlocuteurs s’arrêta, et regardant le ciel nocturne plein de lumière, s’écria : « N’importe ! cet homme est grand. » Une voix sortit de l’ombre et dit : « Quelqu'un est plus grand que Napoléon. » Et un homme, de haute stature lui aussi, apparut dans le clair-obscur des arbres. Les trois causeurs levèrent la tête. « Qui ? »
« Bonaparte. » Il y eut un silence. Je regardais, étonné. L’apparition reprit : « Le 18 Brumaire, ce n'est pas seulement la chute de la République, c'est la chute de Bonaparte. »
Les trois hommes, écoutaient stupéfaits et sérieux. L'un d'eux s’écria : « Tu as raison. Pour effacer Brumaire, je ferais tous les sacrifices. La France grande, c’est bien ; la France libre, c’est mieux. Pour revoir la France libre, je donnerais ma fortune. Et toi ? »
« Ma vie ! », dit l’inconnu. Il y eut encore un silence. On entendait le grand bruit de Paris joyeux, les arbres étaient roses, le reflet de la fête éclairait le visage de ces hommes, les constellations s’effaçaient au-dessus de nos têtes dans le flamboiement de Paris illuminé, la lueur de Napoléon semblait remplir le ciel.
Tout à coup l’homme si brusquement apparu se tourna vers moi qui avais peur et me cachais un peu, me regarda fixement, et me dit : « Enfant, souviens-toi de ceci : avant tout, la liberté. » Et il posa sa main sur ma petite épaule, tressaillement que je garde encore.
Puis il répéta : « Avant tout la liberté. » Et il rentra sous les arbres, d’où il venait de sortir.
Qui était cet homme ? Un proscrit. Victor Fanneau de Lahorie était un gentilhomme breton rallié à la république. En Vendée, Lahorie connut mon père, plus jeune que lui de vingt-cinq ans. Il se noua entre eux une de ces fraternités d’armes qui font qu’on donne sa vie l’un pour l’autre. En 1801 Lahorie fut impliqué dans une conspiration contre Bonaparte. Il fut proscrit, sa tête fut mise à prix, il n’avait pas d’asile ; mon père lui ouvrit sa maison ; la vieille chapelle des Feuillantines, cette ruine, était bonne à protéger cette autre ruine, un vaincu. Lahorie accepta l’asile comme il l’eût offert, simplement ; et il vécut dans cette ombre, caché. Il continuait dans cette chapelle son bivouac. Il avait derrière l’autel un lit de camp, avec ses pistolets dans un coin. Mon père et ma mère seuls savaient qu’il était là. Le jour où il parla aux trois généraux, peut-être fit-il une imprudence.
Ma mère nous recommanda le silence, que les enfants gardent si religieusement. À dater de ce jour, cet inconnu cessa d’être mystérieux dans la maison. Il mangeait à la table de famille, il allait et venait dans le jardin, et donnait çà et là des coups de bêche, côte à côte avec le jardinier. Il nous conseillait ; il ajoutait ses leçons aux leçons du prêtre ; il avait une façon de me prendre dans ses bras qui me faisait rire et qui me faisait peur ; il m’élevait en l’air, et me laissait presque retomber jusqu’à terre.
Un jour il disparut de la maison. J’ignorais alors pourquoi. Des événements survinrent, il y eut Moscou, la Bérésina, un commencement d’ombre terrible. Nous allâmes rejoindre mon père en Espagne. Puis nous revînmes aux Feuillantines. Un soir d’octobre 1812, je passais, donnant la main à ma mère, devant l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Une grande affiche blanche était placardée sur une des colonnes du portail, celle de droite.Les passants regardaient obliquement cette affiche, semblaient en avoir un peu peur, et, après l’avoir entrevue, doublaient le pas. Ma mère s’arrêta, et me dit : « Lis. » Je lus. Je lus ceci : « Empire français. Par sentence du premier conseil de guerre, ont été fusillés en plaine de Grenelle, pour crime de conspiration contre l’empire et l’empereur, les trois ex-généraux Malet, Guidal et Lahorie. »
« Lahorie », me dit ma mère, « Retiens ce nom. C’est ton parrain. »
Tel est le fantôme que j’aperçois dans les profondeurs de mon enfance. L’influence sur moi a été ineffaçable. Ce n’est pas vainement que j’ai eu, tout petit, de l’ombre de proscrit sur ma tête, et que j’ai entendu la voix de celui qui devait mourir dire ce mot du droit et du devoir : Liberté. Un mot a été le contrepoids de toute une éducation. (Préface d’Actes et Paroles)