À l’éditeur Castel

 Hauteville-House, 5 octobre 1862.

 

Mon cher monsieur Castel,

 Le hasard a fait tomber sous vos yeux quelques espèces d’essais de dessins faits par moi, à des heures de rêverie presque inconsciente, avec ce qui restait d’encre dans ma plume, sur des marges ou des couvertures de manuscrits. Ces choses, vous désirez les publier ; et l’excellent graveur, M. Paul Chenay, s’offre à en faire les fac-similé. Vous me demandez mon consentement. Quel que soit le beau talent de M. Paul Chenay, je crains fort que ces traits de plume quelconques, jetés plus ou moins maladroitement sur le papier par un homme qui a autre chose à faire, ne cessent d’être des dessins du moment qu’ils auront la prétention d’en être. Vous insistez pourtant, et je consens. Ce consentement à ce qui est peut-être un ridicule veut être expliqué. Voici donc mes raisons :

 

J’ai établi depuis quelque temps dans ma maison, à Guernesey, une petite institution de fraternité pratique que je voudrais accroître et surtout propager. Cela est si peu de chose que je puis en parler. C’est un repas hebdomadaire d’enfants indigents. Toutes les semaines, des mères pauvres me font l’honneur d’amener leurs enfants dîner chez moi. J’en ai eu huit d’abord, puis quinze ; j’en ai maintenant vingt-deux [note : plus tard le nombre fut porté à quarante.]. Ces enfants dînent ensemble ; ils sont tous confondus, catholiques, protestants, anglais, français, irlandais, sans distinction de religion ni de nation. Je les invite à la joie et au rire, et je leur dis : Soyez libres. Ils ouvrent et terminent le repas par un remercîment à Dieu, simple et en dehors de toutes les formules religieuses pouvant engager leur conscience. Ma femme, ma fille, ma belle-sœur, mes fils, mes domestiques et moi, nous les servons. Ils mangent de la viande et boivent du vin, deux grandes nécessités pour l’enfance. Après quoi ils jouent et vont à l’école. Des prêtres catholiques, des ministres protestants, mêlés à des libres penseurs et à des démocrates proscrits, viennent quelquefois voir cette humble cène, et il ne me paraît pas qu’aucun soit mécontent. J’abrège ; mais il me semble que j’en ai dit assez pour faire comprendre que cette idée, l’introduction des familles pauvres dans les familles moins pauvres, introduction à niveau et de plain-pied, fécondée par des hommes meilleurs que moi, par le cœur des femmes surtout, peut n’être pas mauvaise ; je la crois pratique et propre à de bons fruits, et c’est pourquoi j’en parle, afin que ceux qui pourront et voudront l’imitent. Ceci n’est pas de l’aumône, c’est de la fraternité. Cette pénétration des familles indigentes dans les nôtres nous profite comme à eux ; elle ébauche la solidarité ; elle met en action et en mouvement, et fait marcher pour ainsi dire devant nous la sainte formule démocratique, Liberté, Égalité, Fraternité. C’est la communion avec nos frères moins heureux. Nous apprenons à les servir, et ils apprennent à nous aimer.

 

C’est en songeant à cette petite œuvre, monsieur, que je crois pouvoir faire un sacrifice d’amour-propre et autoriser la publication souhaitée par vous. Le produit de cette publication contribuera à former la liste civile de mes petits enfants indigents. Voici l’hiver ; je ne serais pas fâché de donner des vêtements à ceux qui sont en haillons et d’offrir des souliers à ceux qui vont pieds nus. Votre publication m’y aidera. Ceci m’absout d’y consentir. J’avoue que je n’eusse jamais imaginé que mes dessins, comme vous voulez bien les appeler, pussent attirer l’attention d’un éditeur connaisseur tel que vous, et d’un artiste tel que M. Paul Chenay ; que votre volonté s’accomplisse ; ils se tireront comme ils pourront du grand jour pour lequel ils n’étaient point faits ; la critique a sur eux désormais un droit dont je tremble pour eux ; je les lui abandonne ; je suis sûr toujours que mes chers petits pauvres les trouveront très bons.

 

Publiez donc ces dessins, monsieur Castel, et recevez tous mes vœux pour votre succès.

 

Victor Hugo.